Les Chouettes Bilingues

Accompagner les parents et les enfants dans l’éducation bilingue

La conscience d’avoir deux langues dans sa poche !

Avoir deux langues de communication diffèrentes, quand et comment ?

À quel moment comprend-on qu’on est bilingue ? À quel âge un enfant prend-il conscience qu’il dispose de deux codes, de deux langues parallèles ?

Je me souviens de cette anecdote de ma grand-mère alsacienne : un jour qu’elle allait recevoir une amie venue de Marseille, elle prit soin de dire à sa fille : « Il faudra bien lui parler français, hein, sinon elle comprendra rien. » Celle-ci, alors âgée de 5 ans, la regarda avec perplexité. Elle n’avait pas conscience que l’alsacien parlé à la maison était une autre langue que le français qu’elle utilisait à l’école.

On peut se demander alors s’il y a un âge où le petit enfant bilingue prend conscience qu’il navigue entre deux langues. Et avant cela, que se passe-t-il dans sa tête ? Les deux langues sont-elles mêlées, indistinctes ? ou bien séparées mais pas consciemment ?

Du côté des petites chouettes…

Pour nous, je crois que le tournant s’est fait autour des 2 ans et demi – 3 ans. C’est le moment où on a pu commencer à demander : « Tu peux le dire en grec, pour parler à papa ? »

Au début, autour de 2 ans, la réponse était : « en grec »… Un peu comme quand on demande à un petit enfant : « Tu peux dire le mot magique ? » et qu’il répond : « mot magique »…

Mais entre 2 ans et demi et 3 ans, nous avons assisté aux premières tentatives de traduction. Parfois, la phrase était répétée telle quelle, avec juste un ou deux mots de grec. Parfois encore, les mots étaient à peine transformés pour « faire grec », avec une terminaison différente par exemple. C’est là qu’on s’aperçoit que l’enfant a très tôt conscience des particularités d’une langue.

Notre première petite chouette, à bientôt 6 ans, n’en est plus à l’étape de la traduction. On entend bien maintenant, dans ses phrases en grec, qu’elle ne traduit pas mot à mot ce qu’elle aurait dit en français. Elle « pense » en grec. (Sauf quand elle sort d’une journée d’école et que ça demande trop d’effort de connecter le cerveau sur le mode « grec ».)

Notre deuxième petite chouette, qui a maintenant 3 ans et demi, navigue entre ses deux langues. Il sait qu’avec Papa Chouette ou Papou Chouette on parle en grec, et il bascule dans cette langue dès qu’il est avec eux, le plus souvent. En Grèce, il lui a fallu quelques jours pour assimiler que les gens autour de lui ne comprenaient pas le français, mais ensuite il s’est mis à parler grec quasiment constamment. Je pense qu’on aurait pu l’envoyer à l’école là-bas s’il était resté encore quelques semaines de plus… Ce qui est rigolo aussi, c’est de l’entendre se raconter tout seul des histoires, en grec. Il utilise de vrais morceaux de phrases, mais ajoute aussi des mots inventés, qui « sonnent » grec, comme quand on chante en « yaourt » une chanson en anglais…

C’est vraiment fou, la plasticité du cerveau de ces petites bêtes…

Alors du coup, ça fonctionne comment dans le cerveau, le bilinguisme ?

On trouve sur la question deux hypothèses qui entrent en concurrence dans la littérature scientifique. D’un côté, certains scientifiques supposent que les enfants bilingues ont un système de langage « unitaire », une seule représentation linguistique, et que c’est seulement à l’âge de 3 ans que les enfants seraient capables de différencier leurs langues. Ces chercheurs prennent pour preuve supplémentaire les « mélanges » de langues des petits bilingues, ces moments où les phrases combinent des mots des deux langues.

D’un autre côté, on trouve des chercheurs qui soutiennent l’hypothèse d’un « système de langage différencié », et qui affirment que les enfants bilingues ont des représentations distinctes de leurs deux langues, dès le plus jeune âge.

Un article publié dans la revue Imaginaire et inconscient en 2004* fait le point sur ces différentes études et apporte un éclairage intéressant : on a longtemps cru que les enfants bilingues ne pouvaient pas connaître un mot dans une langue, et son synonyme dans son autre langue, à un moment donné. Cela prouverait qu’il y aurait un seul système linguistique, qui éliminerait les doublons.

Or, on observe souvent, même nous avec nos petites Chouettes, qu’elles apprennent sans souci un mot dans les deux langues, parfois concomitamment. Les auteurs de l’article remarquent donc :

« pourquoi posséder des synonymes à cheval sur leurs deux langues, pour les jeunes bilingues : probablement parce qu’ils savent qu’ils acquièrent deux langues. »

Le reste de l’article est complexe, mais l’étude est intéressante parce qu’elle n’observe pas seulement des enfants bilingues « parlants », mais aussi des enfants entendants qui grandissent avec une langue parlée et une langue signée. Toutes leurs expériences amènent à ces conclusions :

« Nous pouvons donc avancer l’idée ironique et audacieuse que l’espèce humaine soit peut-être programmée biologiquement pour acquérir plusieurs langues et que les poches de civilisation contemporaines où une seule langue est parlée représentent d’aberrantes déviations ; en d’autres termes, nos cerveaux ont peut-être été programmés pour être multilingues ! »

« Nous n’avons trouvé aucune preuve que l’être humain soit programmé biologiquement pour être monolingue. Au lieu de cela, nous avons découvert que les bébés exposés tôt dans leur vie à deux langues développent chacune de celles-ci très normalement – c’est-à-dire que chaque langue est acquise au même rythme que l’autre, et au même rythme que le jeune enfant monolingue. De tels enfants bilingues ne montrent ni confusion de langue ni retard de langage. Au contraire, ils deviennent bons utilisateurs des deux langues, comme s’ils avaient deux cerveaux monolingues en un

Ouf ! Non seulement il n’y a ni confusion ni retard, mais en plus il y a double cerveau !

Bref, comme on a pu en parler dans les articles sur les retards de langage ou sur le développement de l’intelligence, on vérifie encore qu’il n’y a pas de contre-indications au bilinguisme !

          Continuons donc d’apprendre deux langues à nos enfants, ça ne leur fait pas de mal !

          Ce que j’ai bien aimé aussi dans cet article, c’est qu’il montre que le cerveau fait bien le tri entre les différents systèmes, il apprend à fonctionner avec les deux langues en parallèle. Au moment où le bébé commence à parler, il aurait même déjà une partition assez claire entre les différentes langues qui sont parlées autour de lui.

          On a pu constater de notre côté que nos petites chouettes ne gardaient pas leurs langues dans leur poche, avec ou sans conscience d’en avoir une ou deux ! Cette question de la conscience d’avoir deux langues semblent être plutôt une curiosité d’adulte, mais bien peu un souci d’enfant, qui s’arrangent très bien avec leur(s) langue(s) !

* PETITTO Laura Ann, KOVERMAN Ioulia, « Le paradoxe du bilinguisme. Double langue maternelle. »Imaginaire & Inconscient, 2004/2 (no 14), p. 205-222. 

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